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- Les
ménines
- (d'après l'œuvre de
Velázquez)
Entre le 17 août et le 30 décembre 1957,
Picasso réalisait une sé rie de 58 peintures à l'huile de formats
très divers se référant toutes au tableau «Las Meninas», l'œuvre
célèbre peinte en 1656 par l'Espagnol Diego Velázquez, Peintre de la
cour, et dont le titre renvoie aux deux demoiselles d'honneur qui
font partie du groupe de personnages représenté. Pour Picasso, ce
modèle célèbre était intéressant à plus d'un titre. Velázquez a
toujours été considéré comme l'un des plus grands Peintres de
l'histoire de l'art occidental, et c'est au plus tard à l'époque ou il l'abordait que Picasso s'estimait
faire partie de l'auguste assemblée des grands de l'art. Peu après
la Seconde Guerre mondiale, la direction du Louvre organisait en
effet une action spectaculaire d'une journée : l'accrochage de ses
tab leaux aux côtés des œuvres majeures de la collection,
permettant ainsi à Picasso d'en prouver la valeur par le biais de la
confrontation directe.
En tant qu'Espagnol, Velázquez est en quelque sorte un précurseur de
Picasso. Ce dernier avait fait la connaissance de l'original des
«Las Meninas» lors de sa formation à l'Académie Royale des
Beaux-arts à Madrid. Les œuvres de Velázquez avaient alors été ses
objets d'étude de prédilection. Pendant les années 50, le Peintre de
cour espagnol devait en outre redevenir d'actualité avec les
portraits du Pape Innocent X réalisés par le Peintre anglais Francis
Bacon. La série peinte par Bacon fait partie des témoignages les
plus importants de la peinture figurative moderne de l'Après-guerre.
Quant aux «Las Meninas» de Velázquez, elles ont pour sujet le motif
central de Picasso, «Le Peintre et son modèle», et il n'existe guère
d'œuvres ou les conditions historiques et sociales de l'activité
créatrice ont été représentées d'une façon aussi magistrale.
Le tableau, un format en hauteur, représente une salle sombre
qu'éclairent seulement quelques fenêtres latérales. II s'agit de
l'atelier de l'artiste. Réunis dans la moitié inférieure du tableau,
dix personnages semblent comme perdus dans le vide d'un immense
espace dénué de lumière. Ils sont disposés sur trois plans : une
princesse et sa suite, deux demoiselles de cour, deux nains et un
chien paisiblement allongé, sont disposés au premier plan comme dans
une frise. A l'extrême gauche, légèrement en retrait par rapport à
ce groupe de personnages, on aperçoit le Peintre lu i-même en train
de porter un pinceau à sa palette, debout devant un chevalet sur
lequel se dresse une immense toile. Le second plan est occupé par
deux courtisans. A l'arrière-plan, un chambellan apparait dans la
lumière aveuglante d'un encadrement de porte.
En dépit des différences de pose et de position des personnages, on
remarque que leurs regards sont tous fixés sur un seul et même
point. Ils se concentrent sur un vis-à-vis. L'objet de leur
attention nous est présenté dans le miroir accroché au fond de la
pièce. Ce miroir réfléchit en effet les visages du couple royal. La
réalité de la vie du Peintre de cour qu'est Velázquez est donc
formulée très clairement, mais aussi avec beaucoup de subtilité. La
vie de cour était régie par une hiérarchie rigoureuse, ce que la
composition exprime par ses moyens propres : l'artiste est relégué
sur les bords. Pendant son travail, il s'adresse aux personnes qui
constituent le centre de la vie de cour et décident de son activité
créatrice. Les autres figures sont elles aussi subordonnées sans
exception au roi et à la reine. Ceci se manifeste peut-être le plus
clairement dans la personne de l'infante qui, selon l'étiquette,
vient immédiatement après le couple royal : elle aussi dirige son
regard vers le roi et la reine. Seule l'attitude du jeune garçon au premier plan a droite du tableau
n'est pas conforme à la norme. Il est totalement absorbé par le
chien allongé devant lui, qu'il taquine du pied. Mais son
comportement est toléré dans la mesure où il s'agit d'un nain. Il
fait partie du cercle des bouffons, qui avaient traditionnellement à
la cour une position d'exception. C'est ainsi que le tableau de
Velázquez se consacre entièrement à décrire les relations sociales
de la cour. Des clairs-obscurs subtilement harmonisés et des
dégradés de couleurs tonales viennent en étayer le sujet et le
message. En cela, Velázquez se montre, comme le déclarera Picasso,
lui-même, le «vrai Peintre de la réalité». Et c'est précisément ce
qui attire Picasso.
Il s'agissait des lors de donner une forme nouvelle à cette réalité.
Contrairement à la précédente série de paraphrases sur le tableau
«Les Femmes d'Alger», de Delacroix, la plus grande composition
d'ensemble a été réalisée au début, et non à la fin de la série. En
tant qu'exposition du thème, elle se présente donc comme un
programme. Deux opérations picturales éclairent d'emblée la
transformation qui a eu lieu : pour son tableau, l' artiste a changé
de format ; la personne et la position du Peintre dans le tableau
s'en trouvent fondamentalement revalorisées. La scène se déroule
désormais dans un format paysage, et se présente donc d'une manière
plus narrative. Si le Peintre est encore placé sur la gauche et se
trouve donc à l'écart du centre, son chevalet et lui-même occupent
désormais un bon tiers et presque toute la hauteur du tableau. Le
Peintre et le chevalet sont représentés dans le plus pur "style
Picasso», l'artiste faisant contraster son propre style avec la
composition de son collègue plus ancien. Le chien et le nain sont
pour leur part réalisés sur le mode de représentation infantile que
Picasso avait développé avec «Guernica». Le chambellan à
l'arrière-plan, les personnages d'Etat au second plan et le couple
royal dans le miroir ont été peints à la hâte, selon le schéma d'une
réduction quasi infantile. Deux composantes majeures chez Velázquez,
la couleur et la lumière, ont été totalement modifiées par Picasso,
qui a transformé son modèle en une grisaille vivant du seul
contraste entre les plans gris et blancs. De plus, ces plans ne
définissent aucun éclairage particulier.
Dans la version de Picasso, tout est plus évident. Les figures se
présentent exclusivement de face ou de profil. C'est le triomphe
d'une volonté unique : celle de Picasso. L'artiste est maître de son
monde, il est habilité à y œuvrer comme il l'entend. L'instance
concurrente, voire pesante, de la puissance royale, n'a plus sa
place ici. L'artiste peut disposer des divers moyens de
représentation en toute liberté. Une fois défini le cadre de la
confrontation avec les «Menines» de son prédécesseur, le sujet
semble cependant presque épuisé.
Après le 17 août, toutes les peintures qui suivront le premier
tableau de la série ne concerneront plus que des aspects de détail
ou se contenteront de décliner l'exposition du thème.
Dans un premier temps, entre le 20 août et le 4 septembre, onze
tableaux suivront cette première peinture. A l'exception d'un seul,
tous ces tableaux se concentrent sur le personnage de l'infante,
centre de la composition de Velázquez. Le point qui intéressait le
plus Picasso, c'était la robe claire de l'enfant. Cette robe formait
l'accent lumineux le plus fort du tableau de Velázquez, accent que
la forte luminosité dans l'embrasure de la porte reléguait au second
plan. En accord avec ces données, Picasso se contente dans plusieurs
de ses paraphrases d'une composition monochrome qui travaille
exclusivement sur l'ombre et la lumière d'une part, et sur la forme
des figures d'autre part. Enfin, dans le tableau en pied de
l'infante peint le 21 août, la claire surface lumineuse de la porte
ouverte recouvre l'étude de l'habit de la princesse d'une sorte
d'écran de lumière pour faire place ensuite à de nouvelles études de
couleurs qui se concentreront exclusivement sur le visage. Ce que
recherche Picasso apparait alors très clairement : la composition
essentiellement tonale et nuancée de Velázquez ne servira pas
seulement de base à un travail thématique, stylistique et
compositionnel, elle sera avant tout prétexte à un travail sur la
couleur.
Ce départ sera suivi d'un intermède de neuf tableaux aux couleurs
crues, tableaux qui verront le jour entre le 6 et le 12 septembre. A
première vue, ces tableaux n'ont rien à voir avec l'œuvre de
Velázquez, Picasso avait concentré toutes ses facultés sur ses
paraphrases ; il ava it même délaissé la pièce qui lui servait
d'atelier à La Californie pour s'installer au grenier, ou il était à
l'abri de la vie de la maison. Seul avec le panorama que lui offrait
le paysage méditerranéen, il ne tolérait pour compagnons que des
colombes en cage. Ce sont ces colombes que Picasso fixera dans une
facture rapide, coulante et spontanée, facture qui unissait les
expériences du fauvisme et le style léger d'un Raoul Dufy. Ces
tableaux illustrent plus particulièrement deux points :
l'indépendance de l'artiste et le travail sur la couleur. D'une
façon très conséquente, Picasso délaisse son point de référence
véritable pour étudier une nouvelle fois la puissance expressive
d'une couleur lumineuse dans routes ses parties. Le résultat de
cette démarche expérimentale devait avoir des retombées sur un
nouveau portrait de l'infante le 14 septembre, ce portrait donnant
alors le ton de tout ce qui allait suivre.
Picasso s'efforça ensuite de transposer le jeu des clairs-obscurs de
Velázquez en un contraste qui actualise l'opposition entre tonalités
foncées et couleurs pures selon un agencement complexe puis de
l'étendre à la composition d'ensemble le 18 septembre. Le 9 octobre,
ne parvenant pas à un résultat satisfaisant, Picasso repartait en
quelque sorte à zéro avec une petite série d'études de détail. II
faisait de nouvelles recherches sur des combinaisons de couleurs
pures ou monochromatiques autour du motif de l'infante et de sa
demoiselle d'honneur, puis du groupe de personnages à droite. Pour
finir, l'ensemble du travail devait se diriger vers la
représentation de divers motifs issus du modèle de Velázquez,
figuration en purs aplats de couleur. Le point de départ de cette
nouvelle série est un tableau ou le nain de cour est transformé en
pianiste, sujet tiré du répertoire pictural de Picasso.
Avec une étude de détail de la demoiselle de cour - dans le tableau
de Velázquez, elle se tient aux côtés de l'infante - débute alors
une nouvelle série destinée à vérifier les possibilités expressives
du visage. Une fois encore, Picasso change de sujet en peignant
trois paysages et un portrait de Jacqueline, sa compagne. Ce n'est
que le 30 décembre qu'il devait de nouveau se pencher sur le fonds
de motifs que lui offrait son modèle. Dans l'étude de la demoiselle
de cour de droite, Picasso ne se contente pas de revenir à la
tonalité de l'original, il passe à une facture légère, c'est-à-dire
qu'il fait intervenir des moments caractéristiques du style de
Velázquez. Parvenue à ce point, la série des paraphrases
s'interrompt abruptement. A la fin, le travail très concentre et
dirige des débuts n'avait plus avancé qu'à grand peine, pour ne pas
dire qu'il était bloqué. Plusieurs jours séparaient les études des
«Menines» et les paysages. Enfin, au mois de décembre 1957, Picasso
s'intéressait déjà aux études préliminaires du tableau mural destiné
au bâtiment de l'UNESCO à Paris.
Le travail des paraphrases sur les «Menines» se termina donc sans
aboutir de façon significative. Picasso parvint sans doute à
formuler d'une façon pertinente l'idée fondamentale de sa propre
version du sujet, c'est-à-dire la position spécifique de l'artiste
dans la société libérale moderne. Le coup d'envoi est donne par la
grande composition qui transpose cette idée d'une façon
convaincante. Le "style Picasso" présente le code type de l'art
moderne et l'éventail stylistique de l'artiste contemporain. Le
célèbre prédécesseur de Picasso devait être surpasse grâce à une
mise en couleurs totalement inédite. Picasso s'était lancé dans
cette entreprise avec beaucoup d'intensité, presque à corps perdu,
intercalant dans les paraphrases des séquences de tableaux
consacrées à des problèmes spécifiques. Sur le fond des expériences
ainsi faites, il devait d'ailleurs réaliser un tableau en soi très
beau et très réussi avec l'étude de l'infante du 14 septembre.
Mais la transposition des effets de couleurs recherchés sur
l'ensemble de la composition était une affaire plus complexe et
délicate, et l'autonomie de la couleur devait rester confinée dans
d'étroites limités. C'est ainsi que les compositions du 18
septembre, et du 2 et 3 octobre présentent toutes le même dilemme :
la couleur continue de jouer un rôle secondaire et sert seulement à
soutenir la forme. D'une façon très significative, Picasso ne va
guère au-delà du simple contraste de couleurs complémentaires ou
encore d'une structure monochrome d'où ressortent quelques rares
couleurs. Il devait demeurer tributaire des principes qui avaient
prévalu toute sa vie. Pour Picasso, qui avait toujours conçu la
forme picturale à partir du dessin, la couleur restait un moyen
subordonné. La petite série des études de colombes au milieu des
paraphrases sur les «Menines» manifeste clairement le manque qui en
découle. Bien que ces tableaux aient pour fonction de réaliser des
tableaux purement coloristes, aucun d'entre eux n'actualise
réellement ces intentions. Seul le tableau du 11 septembre permet de
relever la tentative systématique de construire l'effet pictural sur
une séquence colorée définie, le violet y étant opposé au bleu et au
vert. Mais cette tentative est structurée d'une façon extrêmement
simple et demeure limitée à une zone bien définie du tableau. Une
mise en scène conséquence de la couleur, qui aurait eu pour but de
faire intervenir dans la composition une ou plusieurs tonalités
reparties selon une gamme prismatique de manière à obtenir certains
effets de couleur culminant à des endroits cruciaux de la
composition, y fait totalement défaut et n'apparait d'ailleurs nulle
part dans les variations sur les «Menines». C'est ainsi que la
dernière série, qui commence avec des combinaisons crues de couleurs
pures et introduit progressivement des tonalites brisées pour
parvenir à des effets nuancés, se terminera elle aussi sans aboutir
à un résultat satisfaisant. Considérée comme un processus et
comparée à l'ambition universaliste de Picasso, la série des
paraphrases sur les «Menines» reste en définitive l'illustration
d'un échec.
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